Mai 68 : un autre regard
(par Rémy Gillet, professeur de Lettres à la retraite)
Des émissions, des articles et des courriers de toutes sortes ont déjà commencé à célébrer les événements de Mai 68 : certains y témoignent d’un incontestable regard critique et montrent lucidement que tout n’était pas noir avant pour devenir tout à coup enchanteur ; mais d’autres n’ont pas ce recul et donnent volontiers dans le mythe : c’est contre cette idéalisation que je veux ici réagir en rapportant des faits très précis :
En Mai 68, j’ai 22 ans ; je prépare CAPES et Maîtrise de Lettres Modernes à la Fac de Tours ; et depuis plusieurs mois, je vais régulièrement à la Bibliothèque Nationale et à la Sorbonne faire des recherches pour mon mémoire.
Au risque de décevoir, ma première remarque sera pour souligner que je n’ai rien vu venir de ces événements ; et il en va de même du cercle de mes camarades. Certes, on a bien entendu parler des mouvements étudiants aux USA ; mais dans notre esprit, c’est contre la guerre au Vietnam qu’ils ont lieu. Quant au Printemps de Prague, il s’agit pour nous d’une tentative intéressante visant à desserrer la tutelle soviétique, mais c’est tout !… Au reste, ni moi ni mes camarades n’étant politisés, il n’est pas étonnant qu’on ait été surpris…
En fait, je n’ai aucun souvenir concernant le tout début des grèves et des manifs. Cependant, à la Fac de Tours, tout est très vite bloqué par ceux qu’on appellera les « gauchistes » ; du coup, les cars de CRS vont bientôt faire partie de l’horizon urbain ; et lors d’un saut à Paris (dans la 1ère semaine de mai), je ne puis que passer devant la Sorbonne : pas question d’y entrer ! Les « forces de l’ordre » sont là partout, battant le pavé et regardant avec indifférence des poubelles en train de brûler : ça n’est pas leur problème… Alors, dans un 1er temps, on est nombreux dans notre groupe à rentrer chez nous avec l’idée d’attendre la fin des manifs et la reprise des cours…
Mais ça ne passe pas ! Du coup, on revient sur Tours à la mi-mai : et là, on est vite effarés par le jusqu’au-boutisme des gauchistes. Trois images suffiront à illustrer cette situation : d’abord cette AG de près de 800 étudiants qui va durer je ne sais combien de temps et pendant laquelle l’habileté dialectique des maoïstes et des trotskistes va amener l’assemblée à des motions extrêmes : qui pense autrement est moqué et ridiculisé, que ce soit moi-même ou un gars des Jeunesses Communistes… Ensuite, il y a ce début d’AG où nous arrivons avec un copain connu pour ses opinions royalistes : pas question qu’il entre ! On a beau négocier et arguer du fait qu’il ne va pas à lui tout seul changer l’orientation de l’AG, rien à faire : l’intolérance l’emporte sans même se déguiser… Et pour finir, j’évoquerai cette visite que je fais un soir aux étudiants qui occupent la vieille Fac : chicanes ; portes bloquées ; reliefs de repas ; gros bâtons à portée de main ; duvets à même le sol : tout ce petit monde est prêt à soutenir un siège ! Je discute assez longuement avec les uns et les autres quand je suis abordé par une fille qui me demande si je peux la raccompagner chez elle en repartant : de mauvaises langues ont soutenu qu’elle voulait me draguer ; mais en fait, appartenant au PC, elle avait peur de se faire tabasser par des gauchistes avec qui elle avait eu des mots ; elle comptait donc sur ma présence pour dissuader les plus remontés d’entre eux…
En conclusion, les images de foules enthousiastes me semblent parfois trompeuses quand il s’agit d’évoquer Mai 68 ; et si de jeunes étudiants ont lancé des mots d’ordre révolutionnaires à qui mieux mieux, l’impact politique des événements paraît plutôt faiblard, du moins en France où la droite va rester aux affaires pour plus de 10 ans… Et c’est sans parler des reproches que peuvent adresser aux papy-boomeurs les jeunes générations !
En revanche, j’insisterai quand même sur l’importance qu’ont eue les événements quant à l’évolution des mœurs et de l’éducation : certains résultats ont été de vrais progrès (en particulier cette considération nouvelle donnée aux enfants et aux femmes) ; mais ce n’est pas toujours le cas (jeunes déboussolés par le manque de repères, par exemple ; ou faux citoyens adeptes du « moi-je » et qui ne se retrouvent que pour être contre) ; et l’on peut même se demander si l’on n’assiste pas aujourd’hui à une revanche absurde d’un désir d’ordre trop longtemps réprimé : l’interdiction généralisée de fumer dans les lieux publics peut paraître de ce point de vue symptomatique.
Faut-il alors évoquer Mai 68 ?… Assurément !… Mais avec retenue et raison.